Réponse d’Eva Joly au Mémorandum de France Terre d’Asile

Chers et chères membres de France Terre d’Asile,

Voilà quelques semaines, je répondais à vos 13 propositions pour une autre politique d’asile ; je découvre aujourd’hui 18 nouvelles propositions pour une autre politique d’immigration. Je ne peux qu’encourager de telles initiatives qui montrent aux candidatEs à la présidentielle 2012, si cela était encore nécessaire, à quel point le changement de paradigme concernant les relations de notre pays à l’« autre », qu’il soit migrant ou demandeur d’asile, est urgent et essentiel.

Puisque vous m’interrogez de nouveau, je souhaite d’abord reprendre la thématique des demandeurs d’asile : « L’asile est un droit. Comme tous les droits humains consacrés par des déclarations et conventions internationales, il se doit d’être respecté. La France, elle, recule… ». Ce recul est visible à l’œil nu : les files d’attente s’allongent pour l’obtention de dossiers de demande d’asile qui sont de plus en plus complexes à remplir ; les ressources humaines et financières de l’Etat se réduisent comme peau de chagrin ; une place toujours plus grande est laissée à l’arbitraire dans l’attribution du droit d’asile ; et les associations, auxquelles sont dévolues de plus en plus de tâches de traitement des dossiers, ne disposent plus d’assez de ressources. Bien sûr, ceci n’est rien lorsque l’on observe le manque cruel de Centres d’accueil de demandeurs d’asile (CADA), la faiblesse des Allocations temporaires d’attente (ATA) et les difficultés d’accès aux services publics, notamment de santé. Partout sur le territoire français, les fonctionnaires et acteurs associatifs chargés de l’accueil des demandeurs d’asile ne peuvent mener à bien leur rôle d’accueil et de prise en charge et le malaise s’accroît. Je répète ici encore, que « nous ne pouvons continuer à laisser patienter dans la rue et dans le froid des personnes qui se sont battues, souvent au péril de leurs vies, pour la paix et la démocratie dans leur pays. »

Voilà pourquoi la refonte de notre politique d’asile me semble essentielle. En tant que Présidente de la République, j’aurai bien sûr à cœur de rétablir un accès égal aux procédures pour chacun à travers un fort investissement financier qui aurait pour premier effet de limiter la durée des procédures et les violations des droits qui en découlent, mais également d’améliorer l’accueil et l’accompagnement des demandeurs d’asile à travers ce que vous appelez « un service public de l’accueil des demandeurs d’asile ». Rétablir l’égalité entre demandeurs d’asile, c’est effectivement aussi leur permettre d’effectuer des recours suspensifs en cas de décision défavorable. C’est tout à la fois améliorer la qualité des décisions de première instance. Je suis notamment très sensible à l’importance que vous attachez à la liste des pays dits « sûrs », à sa révision afin d’y intégrer par exemple la question des discriminations pour orientation sexuelle. Il faut également améliorer la connaissance par les décideurs des situations vécues dans les pays d’origine. Rétablir un accès égal aux procédures pour chaque demandeur d’asile, c’est « enfin » faciliter et rendre plus lisibles les critères d’attribution et la constitution des dossiers. Voilà pourquoi je soutiens toute proposition sur une simplification de la structure même de l’attribution d’asile. Quant à la révision complète des missions de Frontex et du système Dublin, je ne peux évidemment qu’apporter mon appui.

Venons-en donc à vos 18 nouvelles propositions concernant cette fois notre politique d’immigration. Je partage tout d’abord votre constat sévère sur la politique d’immigration menée ces dernières années : l’Union européenne et la France mettent en œuvre une politique migratoire sécuritaire flattant le repli sur soi. La législation française, fréquemment remaniée au gré des faits divers et des variations des sondages, en est une preuve ; la fermeture unilatérale des frontières par certains Etats-membres de l’espace Schengen au moment du printemps arabe en est une autre, particulièrement glaçante. A cette approche, j’oppose une vision généreuse, solidaire et responsable.

On veut souvent nous faire croire que la présence de migrants sur notre sol menace notre identité dite « nationale ». De par mon histoire, je sais à quel point les migrants peuvent souffrir de telles affirmations, qui nient et méprisent leur identité d’origine aussi bien que leur capacité d’intégration à la société française. En tant que Présidente de la République, je m’attacherais tout d’abord à proposer l’évolution du regard sur l’immigration et les immigrés. Je m’attacherais à changer les discours, mettre en évidence les mensonges mais également les apports de l’immigration volontairement ignorés. Le fait notamment que les migrants apportent un réel « plus » à notre économie. Les affaires liées à l’asile et l’immigration seraient détachées du Ministère de l’Intérieur et aucune référence à l’identité nationale ne serait plus effectuée. Je crois au contraire qu’en rapprochant les services liés aux affaires européennes et étrangères, à l’égalité et à l’insertion, et les services liés à l’immigration, nous tracerions d’ores et déjà les lignes d’une politique migratoire très différente.

Mais je ne suis pas dupe : l’une de mes tâches en tant que Présidente de la République serait de convaincre les autres pays membres de l’Union européenne que ces valeurs sont les bonnes et doivent fonder notre politique migratoire commune.

Je pousserais à la ratification, par la France et les Etats-membres qui ne l’ont pas encore fait, de la Convention internationale sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille.

J’engagerais un débat sur la réforme complète de Frontex, qui ne peut rester le bras armé de l’Union européenne, pour en faire une agence de protection des droits des migrantEs lorsqu’ils traversent les frontières malheureusement aidés par des trafiquants aux méthodes barbares.

Il nous faudrait également revoir la liste des pays dits « sûrs », en ce qui concerne l’asile comme les extraditions. Nous ne pouvons continuer à renvoyer des Roms vers le Kosovo où ils risquent leurs vies ; nous ne pouvons non plus fermer les yeux devant les dangers liés à l’orientation sexuelle dans nombre de pays en développement qui sont pourtant considérés comme sûrs.

J’encouragerais la mise en place de coopérations renforcées par zones migratoires, en tout premier lieu via une politique euro-méditerranéenne pour la mobilité, fondée sur la liberté des échanges humains et visant à soutenir l’émergence de la démocratie chez nos voisins du Sud.

Je soutiendrais la création non pas d’une citoyenneté française de résidence, mais bien d’une citoyenneté européenne de résidence, se traduisant notamment par l’octroi du droit de vote aux élections locales, nationales et européennes aux extra-communautaires et aux minorités ; par l’accès aux droits, libertés et services de l’Union européenne et notamment le droit à la protection sociale. Soutenons pour demain le rôle de l’Union européenne dans notre tentative d’affirmer que la citoyenneté est plus forte que les origines nationales.

Enfin, ce que m’a donné à voir mon poste de Présidente de la Commission du développement au Parlement européen concernant les accords commerciaux, de pêche ou de développement passés avec les pays du Sud, surtout africains, m’a convaincue de la nécessité de délier ces accords de la gestion des flux migratoires. Plus loin, à travers l’Union européenne qui doit devenir l’acteur mondial de référence par-delà les Etats-membres, il nous faut revoir en profondeur l’ensemble de nos politiques, financières, économiques, agricoles ou encore de propriété intellectuelle, qui ont des impacts sur les populations des pays en développement. L’Union européenne appelle cela « la cohérence des politiques pour le développement ». Il faut en finir avec l’hypocrisie qui consiste à poursuivre l’exploitation des ressources des pays du Sud tout en leur demandant de contenir leurs populations sur leurs territoires ! C’est d’ailleurs l’approche prônée en 2009 par le rapport sur le développement humain du PNUD intitulé « Lever les barrières ».

Pour finir, et parce que j’ai déjà été longue, il nous faudra bien sûr revoir en profondeur la politique française d’immigration ; aussi bien en matière de regroupement familial qu’en matière d’immigration professionnelle. Voilà trop longtemps que sévit l’arbitraire dans l’attribution des titres de séjour et des naturalisations. La France doit au plus vite rétablir des critères objectifs d’attribution de ces titres et réinvestir massivement des fonds et ressources humaines dans le traitement des dossiers. La vie a été rendue trop difficile pour les étrangerEs malades mais aussi pour les conjointEs de français, les familles, les travailleurEs… dont vous n’êtes malheureusement pas les premiers à souligner les difficultés ! Le gouvernement semble en effet avoir oublié que derrière les chiffres, ce sont des vies entières qui sont détruites. Ma première volonté va donc au rétablissement des règles de droit comme seules valables pour l’attribution de titres. Les revoir dans un sens plus souple, en facilitant le regroupement familial et la naturalisation des conjointEs, en abrogeant les dispositions restrictives sur la maîtrise de la langue et de l’histoire française ainsi qu’en supprimant les différents tarifs créés depuis le début des années 2000 est un complément essentiel. La possibilité doit enfin être ouverte d’attribuer des titres de séjour longue durée.

Concernant l’immigration professionnelle, les critères mis en place ces dernières années ne correspondent ni aux réalités vécues par les acteurs institutionnels de l’immigration sur le terrain, ni aux besoins économiques de notre pays, ni à la volonté de « faire briller » la France au niveau international. Les partenaires sociaux, les acteurs économiques, devront pleinement prendre leur part dans la réforme de l’immigration professionnelle. En priorité, pour moi, il faudra abroger la circulaire Guéant sur les étudiants étrangers. Enfin, remobiliser tous les services de l’Etat pour l’intégration des excluEs, nationaux ou non, sera l’une des premières tâches de toutE PrésidentE de gauche : lutter contre les discriminations dans tous les domaines, notamment professionnel, en supprimant les emplois réservés suivant les préconisations de la Halde, et en pistant mieux toutes ces discriminations.

Afin de remédier aux problèmes les plus urgents rencontrés par les immigréEs, j’engagerais dès mon élection une régularisation douce et continue des sans-papiers, loin de l’arbitraire actuel, selon des critères objectifs tels que la durée de présence sur le territoire ou le fait d’avoir des enfants scolarisés. J’engagerais également une réforme juridique visant à dépénaliser la migration et la mobilité, à dépénaliser le séjour irrégulier : il est inadmissible qu’au XXIème siècle nous enfermions des gens qui aient commis pour seul crime celui de traverser des frontières. Il faut se fixer pour objectif la fermeture des centres de rétention, en commençant par faire du placement dans ces centres l’exception plutôt que la règle, et réfléchir à un dispositif de droit commun accueillant les migrants ayant commis des délits ou des crimes. Il nous sera toutefois indispensable de revoir, partis politiques et partenaires sociaux réunis, les critères migratoires, car de l’immigration familiale à l’immigration professionnelle, tout est à revoir… Enfin, il nous faut de toute évidence supprimer la pénalisation du « délit de solidarité ».

L’amélioration des droits des plus faibles a toujours, dans l’histoire, entraîné l’amélioration des droits de tous. La France doit comprendre qu’au jeu de la mondialisation, elle a plus à gagner de sa diversité qu’au repli sur soi. Et pour cela, moi aussi, je souhaite construire des ponts, pas des murs ! Le travail à abattre est immense, mais nous nous devons de faire avancer la France afin qu’elle assume d’être, demain, multiculturelle, ouverte et tolérante.

Eva Joly

 


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