Eva Joly répond à l’Appel de Bobigny

Appel de Bobigny

Monsieur le Président,

Je souhaite tout d’abord vous remercier, vous et l’ensemble des partenaires de l’Appel de Bobigny, pour le travail que vous avez réalisé. Cet appel est la preuve de l’importance des organisations syndicales, associations et mouvements impliqués dans les débats éducatifs.

A la lecture des documents que vous m’avez faits parvenir, je me félicite des très grandes convergences entre votre appel et le projet écologiste, sur lequel je bâtirai mon projet présidentiel. Je ne suis pas surprise : la commission Enfance, éducation, formation d’Europe Ecologie-Les Verts m’avait signalé très favorablement le lancement de l’Appel de Bobigny dès sa première publication.

Plutôt que de commenter chacune de vos 18 propositions, j’ai préféré réagir à vos textes sur les 6 sujets d’actualité au cœur du débat. Ce faisant, je me positionne sur l’essentiel de vos propositions. Je souhaite également souligner, en préambule, mon attachement à un droit à l’éducation pour chacun, et un soutien fort en faveur des territoires qui vivent l’injustice et les discriminations. Ce droit à l’éducation doit être prolongé par un droit à la formation tout au long de la vie.

Je vous prie d’agréer, Monsieur le Président, l’expression de mes sentiments respectueux.

Eva Joly

 

0-6 ans : un enjeu de société

J’approuve tout à fait votre réaffirmation des missions de service public relatives à la petite enfance, qui rejoignent mes propositions d’un encouragement et d’un soutien de l’Etat aux collectivités territoriales qui s’efforcent de mettre en cohérence l’action de tous les acteurs d’un territoire investis dans ce champ. Ce soutien doit aller, comme vous le suggérez, jusqu’à un encadrement de ces services, l’idée d’une Charte de qualité nationale étant très pertinente. Je précise que pour les écologistes, le service public de la petite enfance doit faire toute sa place au monde associatif et s’appuyer sur ce tissu, garantie de la rupture du face-à-face toujours tendu entre usagers et administration. Vous rappelez à juste titre que « la participation des usagers à la vie des services publics doit être encouragée et développée » : je suis moi aussi convaincue que la garantie de qualité d’un service public ne doit être assurée ni par la libre concurrence, ni par le monopole étatique, mais par l’implication des citoyens.

Je crois comme vous que la question de l’obligation scolaire à trois ans doit, dans un premier temps, être « posée ». Même si, dans les circonstances actuelles, cet abaissement de l’âge de la scolarité obligatoire mettrait l’école maternelle à l’abri de la mise en concurrence dont rêve la droite (et c’est tout le sens du projet de loi défendu par les sénateurs écologistes, et tout particulièrement par Marie-Christine Blandin), cette mesure, même si elle a les apparences d’un progrès démocratique, ne va pas de soi. Les écologistes sont en effet très attachés à la spécificité de l’école maternelle, qui a trop tendance aujourd’hui à être consacrée à la préparation à l’entrée au CP. Il convient donc d’agir avec prudence sur ce point. La vraie question n’est pas de décider si l’instruction doit être obligatoire dès trois ans ou non, mais de déterminer les moyens les plus pertinents d’offrir à tous les enfants de trois à six ans une éducation conforme aux principes fondateurs de l’école maternelle.

Je vous suis dans votre volonté de garantir aux familles qui le souhaitent la possibilité de scolariser leur enfant dès deux ans, et ce en priorité dans les zones d’éducation prioritaire.

Le chiffre de l’ouverture de 300000 places d’accueil collectif rejoint les calculs effectués par les écologistes, de même que les modalités de réforme du congé parental que vous proposez.

Le maintien de la petite enfance hors du champ de la concurrence est enfin un combat qui me tient à cœur. Il convient déjà, dans un premier temps, de fixer le cap en la sortant de la directive européenne « Services ».

 

Autonomie des établissements scolaires et des acteurs de l’éducation

Je me reconnais dans votre définition de l’autonomie, qui doit être clairement distinguée de la mise en concurrence. Ce n’est pas parce que le libéralisme a tenté de récupérer cette notion que nous devons y renoncer nous-mêmes, car l’adaptation des établissements scolaires à leur environnement est la condition de leur efficacité dans leur poursuite de finalités fixées nationalement (voire au niveau européen).

L’autonomie des établissements, vous le dites, ne vise pas à accroître les pouvoirs du chef d’établissement pour en faire un « manager », mais à s’appuyer davantage sur le travail de la communauté éducative. Cela suppose la constitution et la stabilisation d’équipes pédagogiques. Je souhaite entreprendre une négociation avec les organisations syndicales pour définir un nouveau système d’affectation des enseignants qui favorise la constitution d’équipes stables, la sécurisation du parcours des enseignants débutants et la mobilité des enseignants expérimentés vers la prise de responsabilités et l’éducation prioritaire.

Je souhaite également que les équipes pédagogiques soient responsabilisées par une réécriture des programmes (et une redéfinition des examens) qui doivent être définis en termes d’objectifs transdisciplinaires de fin de cycle, de façon à laisser aux équipes la responsabilité de définir les horaires, les modes de regroupement des élèves, les contenus disciplinaires adaptés à la réalité du public de l’établissement.

Une plus grande autonomie donnera l’occasion aux instances de décision (notamment le conseil d’école ou d’administration), où siègent les représentants des parents et des élèves, de jouer un rôle plus important.

L’élection d’une partie de l’équipe de direction et du président du conseil d’administration au sein de la communauté éducative garantira une démocratie plus active, de façon à ce que l’accroissement de l’autonomie des établissements ne revienne pas à confier un pouvoir discrétionnaire à un chef d’établissement-manager qui ne serait encore que le représentant de la hiérarchie administrative.

 

Enjeux individuels et enjeux collectifs

Cette contribution est particulièrement riche et soulève des questions fondamentales qui me sont chères.

Vous signalez avec raison la nécessité d’associer une réflexion sur le contexte immédiat et l’élaboration de projets à long terme. Je crois également nécessaire de tenir compte d’une autre contradiction apparente : nous devons assumer pleinement le fait que l’école s’adresse aujourd’hui à des individus qui ont tous leur spécificité et leur projet, mais nous devons en même temps promouvoir les valeurs de coopération, d’ouverture aux autres et de confiance contre la tendance à ne défendre que la compétition, la sélection et l’exclusion.

Je crois comme vous que la prise en compte de la diversité est un enjeu majeur pour l’école de demain. Le traitement de celle-ci semble ne pouvoir se faire aujourd’hui que par l’externalisation, l’exclusion ou le redoublement, considéré comme un échec dans cette course de vitesse qu’est l’éducation scolaire. Le point de blocage, comme vous le suggérez, semble être la structure interne des établissements : tant que les élèves sont répartis en classes fixes et immuables pour toute une année, nous nous enfermerons dans de faux débats sur les mérites et les inconvénients de l’homogénéité et de l’hétérogénéité ou sur le mal nommé « collège unique ». La présence d’un élève en situation de handicap dans une classe est un atout par bien des côtés, mais impose aussi des contraintes importantes au professeur. Pour l’élève lui-même, des temps de travail commun avec d’autres enfants sont nécessaires, mais il faut aussi prévoir une prise en charge spécifique. Bref, nous devons sortir de l’alternative inclusion/exclusion que nous impose l’existence de groupes-classes fixés à l’année. Les regroupements d’élèves doivent pouvoir varier en fonction des activités et des objectifs. Nous défendons de ce point de vue la notion d’«unités pédagogiques fonctionnelles » : au lieu de l’organisation habituelle où un professeur enseigne une discipline à une classe pendant une heure, et ce toute l’année selon un rythme hebdomadaire, nous proposons de confier un groupe d’une centaine d’élèves à une équipe d’enseignants, qui organiserait ses activités et déterminerait les modes de regroupement les plus pertinents. De nombreuses expériences sont déjà faites en ce sens sur le terrain : nous devons les faire connaître, appeler et soutenir d’autres initiatives dans le cadre d’une véritable politique de promotion de l’innovation, car c’est du terrain que viendront les solutions.

La notion de « parcours éducatif » que vous avancez est de ce point de vue particulièrement féconde. S’il est capital de fixer un horizon commun d’acquisition d’une culture commune, l’école doit tenir compte de la spécificité des projets de chacun. Pour que ceux-ci émergent, je souhaite comme vous que l’école fondamentale, qui scolariserait tous les enfants de 6 à 16 ans et qui reste à inventer, soit libérée de tout enjeu d’évaluation, de classement et d’orientation. Cela implique que les études suivies ultérieurement soient indépendantes du parcours réalisé au cours de cette première scolarisation. Si je reconnais l’enjeu démocratique qu’il y a à élever l’âge de fin de la scolarité obligatoire, je ne souhaite pas que cela se fasse de façon uniforme et pense que cela doit être l’occasion d’encourager chacun à faire une pause, dans l’esprit des « gap years » anglo-saxonnes : demandons à chaque jeune de suivre deux années de formation générale ou professionnelle au moment où il le souhaite entre 16 et 25 ans et soutenons les mouvements d’éducation populaire (et donnons de vrais moyens pour étendre le service civique) pour qu’ils investissent cet espace. Au-delà, je propose que chacun dispose d’un crédit de huit années de formation à suivre tout au long de la vie, avec garantie de revenu.

 

Formation des professionnels de l’éducation

J’approuve votre volonté de penser la formation des enseignants dans le cadre plus large de la formation de l’ensemble des professionnels de l’éducation. Il est urgent de faire le point sur les besoins des mouvements d’éducation populaire et de favoriser leur mise en réseau. Le tissu associatif et sa fonction ont beaucoup évolué, et il est du devoir de l’Etat de faire le point sur les nécessités auxquelles il fait face aujourd’hui, en termes de formation, mais aussi de statut juridique et de cadre réglementaire. Un grand forum de l’éducation populaire, tenu dès la première année de la législature, en serait l’occasion privilégiée.

L’articulation de la formation des professionnels de l’éducation avec la recherche, en particulier la recherche-action, est également un projet qui me tient à cœur. A l’heure où les réalités du terrain évoluent rapidement, il paraît naturel que ceux qui y ont affaire ne soient pas formés à l’écart de ces réalités. Au moment où il devient manifeste que les métiers de l’éducation, contrairement à ce qu’ont pu insinuer certains responsables, exigent un haut de niveau de formation, il est évident que ceux qui les pratiquent doivent avoir l’habitude d’adopter une attitude de recherche et qu’il faut qu’ils aient le plus souvent possible une démarche réflexive sur leur pratique.

Ce sont les raisons pour lesquelles je défends, au titre de la formation initiale, le principe d’un master d’éducation, qui consiste en la réalisation de deux travaux d’étude et de recherche, le premier centré sur une discipline universitaire, le second sur une question d’éducation, en articulation avec des stages sur le terrain. La mise en cohérence de ce master impose que le concours de recrutement ait lieu à l’issue de la licence et non au milieu du master, sans quoi on recréerait le système en vigueur avant la réforme de 2010, dont les défauts ne doivent pas être oubliés. Pour diversifier le recrutement des professionnels de l’éducation, il faut qu’un autre concours, destinés aux étudiants déjà titulaires d’un master ou aux professionnels souhaitant changer de voie, donne accès à une formation initiale d’un an.

 

Pour une participation active des enfants, des jeunes et de leurs parents aux projets éducatifs

L’école française a été fondée sur la méfiance : méfiance à l’égard de l’influence de l’Eglise, des parents « consommateurs », des élèves dont le « niveau » ne cesserait de « baisser », de l’environnement nécessairement violent, du monde économique ou des associations. Le discours sur l’école-sanctuaire, appuyé sur ces préventions, remporte souvent un succès facile. La crise de confiance que subit le système éducatif rend indispensable un aggiornamento : s’il est indispensable de mettre l’éducation à l’abri d’une vie sociale de plus en plus dominée par les pulsions consommatoires (« enseigner, c’est résister »), la garantie de sa réussite résultera de sa capacité à restaurer la confiance entre tous ses acteurs.

Nous rejoignons ici les réflexions que nous inspirait la question de l’autonomie : c’est en donnant de véritables marges de manœuvre aux instances de décision proches du terrain qu’on fera apparaître l’implication de chacun comme autre chose qu’une caution à un système procédurier.

De même, l’ouverture des établissements scolaires sur leur environnement doit être un élément fort du cahier des charges de l’appel à projets innovants que nous lancerons dès les premières semaines de la législature.

J’aimerais enfin insister sur le rôle-clé des corps intermédiaires, organisations syndicales, associations et mouvements impliqués dans les débats éducatifs. L’expérience de l’Appel de Bobigny, à mon sens, est fondatrice : contre une politique de la négociation d’un projet déjà décidé entre ministre et syndicats ou du Grand Débat, de la consultation-rideau de fumée qui court-circuite ces organisations, nous devons reconnaître qu’elles peuvent être force de proposition. La création de l’école fondamentale de 6 à 16 ans et la définition du service de ses professeurs doit être l’occasion de leur donner la possibilité, financière et logistique, d’animer un débat national autour de leurs propositions. Tirant les leçons de ce débat, c’est une loi d’initiative parlementaire (et non un projet ministériel) qui dessinerait les contours de cette nouvelle école.

 

Projet éducatif local, projet éducatif de territoire, « territoires apprenants » : quel avenir ?

Je salue le très haut niveau d’élaboration de votre réflexion sur ce point. Fondamentalement décentralisateurs, les écologistes tiennent beaucoup eux aussi à la territorialisation des politiques éducatives : la mise en cohérence de l’action des différents acteurs, à l’échelle du bassin de vie, est une nécessité.

Cette convergence de vues étant reconnue, j’attire votre attention sur deux points.

Le premier est celui du niveau de décision le plus pertinent. Le régime actuel veut que les différents acteurs ne soient pas pilotés au même niveau, ce qui rend vaine toute démarche de mise en cohérence de leur action. Il faut retravailler ce point en insistant sur la difficile question de l’autonomie des établissements scolaires : s’il est capital que les objectifs de leurs programmes soient fixés au niveau national, voire européen, il faut qu’ils disposent de larges marges d’autonomie dans la définition des moyens de les atteindre, afin que la prise en compte d’enjeux locaux ne soit pas systématiquement perçue comme un projet marginal ou une entorse au fonctionnement ordinaire, voire, aux yeux de certains, à l’unité de la République.

Le deuxième point concerne les nouvelles instances de décision que nous entendons créer à l’échelle des bassins de vie. C’est en permettant aux élus locaux, aux équipes pédagogiques des écoles, aux représentants des parents, à ceux des jeunes et aux associations de travailler ensemble qu’on parviendra à définir des projets éducatifs locaux qui auront du sens. Ces instances doivent bien évidemment être dotées de pouvoirs significatifs, portant notamment sur la définition des rythmes scolaires. Au-delà de la fixation des dates des vacances, qui doit être faite nationalement, c’est en effet au plus près du terrain qu’on parviendra à identifier les horaires les plus pertinents pour l’ouverture des écoles, mais aussi pour les activités culturelles ou sportives… et pour les transports collectifs. A cette fin, je souhaite que dans chaque bassin de vie, un « bureau des temps » doté d’un rôle consultatif, puisse observer les rythmes de vie et faire des propositions.

 

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